15

 

Sept jours plus tard, profitant de la précieuse fraîcheur de la matinée, l’armée d’Égypte progressait à travers le désert, non loin de Thèbes. Elle avait pris deux jours de retard, car Djéhouti et ses hommes s’étaient égarés en cherchant un raccourci à travers les collines. Hatchepsout s’était impatientée, mais Aahmès pen-Nekheb lui avait représenté que les Nubiens s’étaient sans doute déjà rendus maîtres de la deuxième garnison et que deux jours de plus ou de moins n’y changeraient pas grand-chose.

Touthmôsis avait passé son temps auprès de sa mère, qui ne lui avait pas ménagé ses conseils. Il s’était ensuite rendu au palais d’Hatchepsout qui l’avait congédié sur un ton sans réplique, et il avait passé sa dernière nuit à Thèbes, seul dans sa chambre royale, assailli de sombres pensées.

Au matin, il passa en revue les troupes levées par Hatchepsout, Pen-Nekheb, Hapousenb et Néhési. La matinée était belle, la brise faisait flotter les étendards et les drapeaux, et le soleil étinceler les lances et les haches. Les quatre mille hommes de l’infanterie se tenaient immobiles à côté des chars en cuivre, légers et brillants. Les chevaux attendaient aussi, en agitant leurs têtes brunes empanachées de plumes blanches, jaunes et rouges. Touthmôsis avait coiffé la double couronne, mais tous les regards se posaient sur Hatchepsout.

Elle portait la tenue du commandement, un pagne blanc et court, un petit casque de cuir qui dissimulait ses cheveux, des gantelets de cuir blanc pour protéger ses mains du frottement des rênes. Sur son front se dressait un petit cobra d’argent, que les hommes pouvaient voir miroiter de loin dans le soleil. Ses yeux allaient et venaient sur les rangées de fantassins et de conducteurs de chars, casqués de bleu, puis elle les posa, par-delà la forêt de lances et d’arcs, sur le palais rougeoyant dans le lointain. Elle se tourna brusquement vers Touthmôsis :

— Allez-vous leur parler ? Ou bien le ferai-je moi-même ? demanda-t-elle.

Touthmôsis fit un pas en avant, faisant signe à Ménéna de gravir les degrés de l’estrade avec l’encens. Tandis qu’il parlait de gloire et de récompenses, des dangers à affronter pour la sécurité de l’Égypte, de l’honneur de mourir sur le champ de bataille, les hommes perçurent de lointaines intonations qui leur rappelaient celles de son père et ils acclamèrent son discours.

Ménéna entonna les prières de Bénédiction et de Victoire, puis Hatchepsout et Touthmôsis quittèrent l’estrade.

— Montez dans mon char, lui proposa-t-elle, en prenant les rênes.

— Non, répondit-il, j’irai dans ma propre litière. Il fait trop chaud là-dedans.

Les hommes formaient les rangs, ajustant leurs paquetages. Hatchepsout ordonna à Menkh de descendre de son char :

— Je conduirai moi-même pendant un moment, lui dit-elle.

Elle lui retira le fouet des mains, fit claquer sa langue et les chevaux partirent au trot derrière Touthmôsis. Néhési et ses hommes suivaient ; la cavalcade se mit en branle, tel un serpent multicolore. Le convoi des bagages suivait à l’arrière dans un certain désordre, transportant les tentes, la nourriture, l’eau, les tapis pour le couple royal, les lits pliants et les autels.

Les hommes entonnèrent d’abord un hymne guerrier pour rythmer leurs pas, mais bientôt la musique cessa et le silence tomba, car la chaleur était lourde et Assouan encore loin.

 

Senmout surveilla l’horizon jusqu’à ce que le vent eût dissipé les derniers nuages de poussière brune.

— Puissent les dieux les accompagner, dit-il à voix basse.

Le vieil Inéni sourit devant son expression.

— Ce n’est qu’une toute petite expédition, dit-il. Douteriez-vous un instant qu’ils ne reviennent chargés de butin pour le temple et d’or pour le trésor ?

— Non, je n’en doute pas, répondit Senmout en se forçant à sourire et en songeant à la distance croissante qui le séparait de l’armée en marche.

— Ne pensez plus à la guerre, dit Inéni. Les émissaires du Réténou nous attendent dans la Salle des Audiences et nous avons beaucoup à faire, Prince.

 

Le premier jour, l’armée ne parcourut qu’une courte étape et, au coucher du soleil, on établit le campement au bord du Nil. Hatchepsout se baigna dans le fleuve avec Touthmôsis, heureuse de se purifier de la poussière et de la sueur de la journée. Elle revêtit une ample robe et s’assit devant sa tente, contemplant les spirales de fumée que dégageaient les feux de camp allumés par centaines et écoutant le piétinement des chevaux et les conversations à voix basse des hommes fourbus par cette marche forcée le long de chemins truffés d’ornières et de cailloux. Touthmôsis se préparait déjà à se retirer pour dormir dans la tente bleue et blanche, plantée auprès de la sienne. Elle sourit à la pensée de la joie qu’il éprouverait, en arrivant à Assouan, à retrouver sa couche royale.

Hapousenb vint lui rendre visite. Elle lui demanda quand ils pénétreraient dans le désert.

— Demain, nous devrions couvrir une plus longue étape, répondit-il. Nous arriverons à Assouan dans deux jours. Une autre journée de marche nous conduira aux portes du désert et nous devrons remplir tous les barils d’eau. Êtes-vous lasse, Majesté ?

— Un peu. Je crois que je laisserai Menkh conduire demain.

Ils demeurèrent silencieux. Il faisait sombre à présent et les feux offraient une présence chaleureuse et rassurante, tout comme les propos qu’échangeaient les sentinelles. Hatchepsout étouffa un bâillement et Hapousenb s’inclina pour prendre congé.

Deux jours plus tard, dans l’après-midi, ils atteignirent Assouan et plantèrent les tentes aux abords de la ville. Les hommes avaient trouvé leur second souffle et autour des feux on entendait des éclats de rire et les exclamations des joueurs de dés. Hatchepsout se coiffa de sa perruque et de sa couronne et gagna avec Touthmôsis la résidence royale où il s’empressa de commander du vin et des pâtisseries.

— Reste avec moi cette nuit, plaida-t-il d’un air suppliant. Nous n’allons pas nous voir de plusieurs semaines. Et nous nous lèverons de bonne heure, s’empressa-t-il d’ajouter.

Soumise, elle vint en souriant se blottir dans ses bras, heureuse de lui offrir son corps tandis que son esprit demeurait tourné vers la garnison assiégée. Elle dormit profondément à ses côtés, épuisée par le voyage et l’ardeur de son époux.

Au matin, elle le quitta affectueusement, non sans un certain soulagement. Les cors sonnaient quand elle prit place sur son char derrière Menkh. Comme il était bon, pensait-elle, de se trouver seule et libre à nouveau. Elle se retourna pour faire un signe d’adieu à Touthmôsis qui, l’air sombre, s’apprêtait à partir à la chasse.

Le tintement des harnais, le martèlement des sandales sur le sol résonnaient autour d’Hatchepsout ; elle aperçut au loin avec enchantement les eaux turbulentes de la Première Cataracte. Au matin, après une nouvelle nuit de campement, les barils d’eau remplis soigneusement, on fit se désaltérer les chevaux et on contrôla avec soin tous les équipements car on allait bientôt aborder le désert hostile. Hatchepsout envoya des hommes en éclaireurs pour reconnaître le chemin le plus rapide, une piste peu sûre empruntée par les négociants, les soldats et les caravanes qui venaient de l’oasis, située au loin au nord ; on n’alluma aucun feu de campement dans la soirée, car la deuxième garnison ne se trouvait plus qu’à une journée de marche. Au coucher du soleil, les hommes revêtirent leurs manteaux de laine pour se prémunir contre les nuits fraîches du désert. Hatchepsout commanda du vin et convoqua sous sa tente Hapousenb, Pen-Nekheb et Néhési qui se présenta sans manteau, indifférent au froid comme à la chaleur. Menkh arriva, annonçant que les chevaux étaient nourris et pansés et que les hommes se reposaient. Elle s’enquit des projets pour le lendemain. Néhési répondit :

— Après une journée de marche, les hommes ne peuvent se battre utilement. À mon avis, il est préférable de camper une nuit de plus dans le désert et de tomber à l’aube sur l’ennemi, s’il se trouve encore à la garnison.

— Je connais cette région, annonça Pen-Nekheb dont les yeux clairs témoignaient du secret bonheur qu’il éprouvait à participer à cette campagne en dépit de son air fatigué. Nous sommes à une demi-journée d’un escarpement rocheux derrière lequel s’abrite la garnison. Les rochers dissimuleront notre approche et nous pourrons camper de ce côté-ci demain soir. Si nous envoyons dans la nuit les Braves du Roi attaquer la garnison par le nord, nous obligerons les Nubiens à se rabattre sur le reste de l’armée.

— Reste à savoir si l’ennemi assiège toujours la garnison, dit Hapousenb. Pour moi, je préférerais avancer à découvert à l’aube. Si la garnison est investie, ou bien l’ennemi s’y trouve toujours, ou bien il est déjà parti. Et dans le cas contraire, nous mettrons un rapide point final à cette affaire.

— Envoyez un plus grand nombre d’éclaireurs, déclara Hatchepsout, et tâchons de savoir ce qu’il en est demain soir.

— Votre Majesté parle avec une grande sagesse, dit Néhési en souriant pour la première fois. Quel serait l’intérêt de prévoir une stratégie quand on ignore tout de la situation ?

Hatchepsout inclina la tête :

— Très bien, nous attendrons des nouvelles de nos éclaireurs.

Ils burent leur vin et se retirèrent de bonne heure, laissant Hatchepsout préoccupée par l’issue de la campagne.

Le lendemain matin, les rangs se reformèrent en silence, et les colonnes s’ébranlèrent avant le lever du soleil. À trois reprises, une halte fut ordonnée afin de permettre aux hommes de boire et de manger rapidement. Au milieu de l’après-midi, le porte-étendard se retourna vers Hatchepsout en criant quelque chose : elle aperçut à l’horizon une crête déchiquetée qui semblait suspendue, immobile, au-dessus de la surface désertique. Comme ils en approchaient, les éclaireurs revinrent et Hatchepsout écouta leur rapport en compagnie de Néhési et des autres généraux.

— La garnison semble déserte, dirent-ils, mais les alentours sont jonchés de corps et de flèches témoignant qu’un combat a été livré. Nous ne nous sommes pas trop approchés de peur qu’on ne nous repère.

— À quelle nation appartenaient les cadavres ? demanda Hatchepsout.

L’éclaireur lui adressa un sourire fatigué et cruel.

— Ils sont noirs pour la plupart, et rouges, Majesté, dit-il. Je pense qu’un combat s’est déroulé, car il y a une centaine de corps et des restes de butin abandonnés sur le chemin du désert.

Pen-Nekheb prit la parole :

— Je suggère d’avancer, dit-il. Bien que je ne sois pas joueur, je suis prêt à parier que la garnison tient toujours.

Les autres acquiescèrent.

— C’est bon, ne perdons pas de temps, dit Hatchepsout. Placez les troupes d’assaut à l’avant-garde, sous vos ordres, Néhési. Ne péchons pas par excès de confiance.

Chacun retourna à son char et le cor sonna le départ. Deux heures plus tard, après avoir franchi le défilé, ils gagnèrent la plaine et Hatchepsout découvrit du regard la garnison, entourée de hauts murs dont les portails de bois étaient clos.

Néhési lui cria :

— Regardez, Majesté, on voit flotter l’étendard blanc et bleu.

Et, soulagée, elle reconnut le drapeau impérial.

Elle entendit alors les ordres fuser et vit l’escadron des chars et les troupes d’assaut la dépasser dans un bruit de tonnerre, leurs drapeaux gonflés par la brise du soir. Bientôt ils rencontrèrent des cadavres gisant pêle-mêle dans le sable et Hatchepsout dut s’armer de courage pour ce premier affrontement avec la mort. Elle aperçut deux hyènes qui s’éloignaient furtivement, ombres grises, traînant derrière elles un bras humain ; une vague de nausée souleva son estomac. Elle porta ses regards sur la garnison toute proche à présent et entendit un cri retentir derrière les murailles :

— L’Égypte, c’est l’Égypte !

Les portes s’ouvrirent lentement, et six soldats sortirent de l’enceinte, conduits par un officier portant le casque blanc de son grade. Hatchepsout mit pied à terre, surprise de se sentir les jambes faibles et chancelantes. Elle marcha à leur rencontre avec Néhési. Le commandant embrassa ce dernier d’un air heureux, mais lorsqu’il vit la jeune femme à ses côtés et la couronne en forme de cobra miroitant dans le soleil couchant, il se jeta face contre terre :

— Majesté, c’est un grand honneur. Nous avions espéré… nous ne savions pas. Hier, nous avons vu des éclaireurs aller et venir dans les rochers, mais nous craignions que ce ne fussent ceux de l’ennemi.

— Relevez-vous, dit-elle. Nous avons fait aussi vite que possible, nous redoutions d’être arrivés trop tard. Quel est votre nom ?

— Zéserkérasomb, commandant en chef de la division de Ptah.

— Conduisez-nous à l’intérieur, Zéserkérasomb, car la nuit tombe. Néhési, faites distribuer de la nourriture, établissez le camp et assurez-vous du pansage des chevaux. Y a-t-il de l’eau ici ?

— Oui, puissante Reine, les rochers, là-bas, offrent de nombreuses sources et nous avons construit un puits à l’intérieur de l’enceinte.

— C’est bien, entrons.

La garnison était dépouillée et fonctionnelle. Ils pénétrèrent dans une vaste pièce dépourvue de coussins, à peine meublée ; le sol dur, en terre battue, était nu. Par l’unique fenêtre, le vent de la nuit s’engouffrait et faisait danser la flamme des torches que l’on venait d’allumer. Zéserkérasomb avança un siège pour Hatchepsout et envoya son serviteur chercher de la nourriture et de la bière. On devinait les traces d’un récent combat à l’intérieur même de la pièce. Une pile de linge sale traînait au pied du lit, le bureau était encombré de cartes, un arc et des flèches gisaient abandonnés dans un coin et l’encens manquait devant le petit autel d’Amon. Une odeur de brûlé, âcre et désagréable, flottait dans les lieux.

— Mes hommes sont occupés derrière les murs à brûler les cadavres de Nubiens morts au combat, dit Zéserkérasomb sur un ton d’excuse. Malheureusement, nombreux sont ceux qui nous ont échappé.

C’était un bel homme, sombre, austère, peu prolixe, mais aussi un bon et rude soldat. Il se demandait, tout en parlant, où était le pharaon et jetait sur la reine des regards curieux. Mais il pensa qu’il valait mieux ne pas poser de questions. L’armée était là et cela seul comptait.

— Où sont vos hommes ? demanda brusquement Hatchepsout.

Il se tourna vers elle et répondit sur un ton respectueux :

— Ils sont à la poursuite de l’ennemi, mais je crains que ce soit en vain. Je dispose à peine de quelques centaines d’hommes. Nous patrouillons le long de la frontière où nous réglons les sempiternelles querelles et les petites insurrections, mais nous ne sommes pas équipés pour les grands engagements. J’ai ordonné à mes hommes de se contenter de harceler le flanc des Kouchites. Nous avions appris l’incendie de la première garnison. Nous étions parés pour tenir l’ennemi à distance jusqu’à ce qu’il comprenne que nous ne tomberions pas. Il s’est replié vers l’intérieur. Je doute que ce soit pour battre en retraite. D’après moi, il a l’intention de se livrer au pillage de l’Égypte.

— Espoir bien vain, répondit Hatchepsout.

Le serviteur apporta des plats fumants et des pots de bière médiocre. Ils burent et mangèrent sans cérémonie, jusqu’à la tombée de la nuit. Puis Hatchepsout fit appeler Néhési, les généraux Djéhouti, Yamou-néfrou, Sennefer et les autres. Zéserkérasomb débarrassa son bureau autour duquel tous s’installèrent.

— Veuillez commencer, dit Hatchepsout à Hapousenb.

— À combien évaluez-vous les forces des Kouchites ? demanda Hapousenb à Zéserkérasomb.

Le commandant de la garnison lui adressa un pâle sourire :

— Cette question est évidemment de la plus haute importance pour vous. Sachez que j’ai dénombré à peu près trois mille cinq cents hommes, des fantassins, armés de gourdins grossiers et de haches, mais quelque huit ou neuf cents d’entre eux possèdent aussi des arcs.

— Des escadrons de chars ? demanda Pen-Nekheb.

— Non, répondit le commandant. Pas de chars. Et aucune discipline. Les chefs conduisent leurs troupes dans le plus grand vacarme, mais les hommes courent de-ci, de-là en tuant tout ce qui passe à leur portée. Il sera très facile de les encercler…

— Et de les liquider. (Ces mots d’Hatchepsout tombèrent sur eux comme une douche glacée.) Je veux que vous compreniez, que chacun de vous comprenne, que les ordres du pharaon doivent être exécutés. Pas une tête ne sera épargnée. Je ne tiens pas à ce que mon règne baigne dans un fleuve de sang égyptien. Ce peuple servira d’exemple à tous ceux qui seraient tentés de défier le pouvoir de l’Égypte. J’ai un meilleur usage à faire de mon or et de mes soldats que de les gaspiller en éternelles batailles. Je n’ai pas l’intention de laisser mon armée s’amollir, ajouta-t-elle en esquissant un sourire en direction de Zéserkérasomb. Le nombre des troupes en stationnement sera maintenu, mais il n’y aura plus de guerre. Puisse l’Égypte vivre en paix tant que je gouvernerai ! J’ai dit !

— Vos paroles sont sages, Majesté, répondit Néhési. Pas un homme ne doit survivre.

— Mais les femmes et les enfants ne doivent pas mourir. Je ne veux ni massacre ni pillage. Je distribuerai personnellement les récompenses le moment venu.

Tous acquiescèrent de la tête et elle sentit posé sur elle le regard froid et spéculatif de Néhési.

— À quelle distance l’ennemi se trouve-t-il ? demanda Djéhouti.

Le commandant lui répondit aussitôt :

— À moins d’une journée d’ici. Ils doivent progresser lentement, exténués par le combat et harcelés par mes hommes.

— Bien ! annonça Hapousenb. Laissons les troupes se reposer aussi longtemps que possible. Si Amon est avec nous, nous combattrons demain matin.

— Qu’il en soit ainsi, grommela Pen-Nekheb d’un air satisfait. Si nous devons leur tomber dessus par surprise, nous n’avons pas besoin d’échafauder un plan de bataille complexe. Il serait préférable de placer les troupes d’assaut et les Braves du Roi en tête, avec un escadron de chars sur les ailes et l’infanterie à l’arrière. De cette façon, on devrait rapidement pouvoir les encercler et les anéantir. Majesté, avez-vous l’intention de vous tenir aussi à l’arrière, au milieu des lanciers ?

C’était une prière qu’il lui adressait, mais rejetant sa chevelure en arrière et secouant la tête, elle répondit fièrement :

— Je suis le commandant en chef des Braves du Roi, et là où ils seront, je serai. Ne craignez pas, Néhési, d’avoir à vous occuper de ma sécurité au lieu de harceler l’ennemi. Je suis le dieu et je n’ai rien à craindre… Et je vous ordonne de ne vous préoccuper que de vos troupes !

— Votre qualité de commandant des Braves du Roi fait de moi votre officier et je vous dois obéissance, répondit-il. Mais en tant que général, je placerai les Braves du Roi là où il convient. Ils marcheront derrière les troupes d’assaut et leur rôle sera de vous préserver constamment.

Elle inclina la tête.

— Bon, essayons de dormir, si possible, car nous sommes tous bien las. Lorsque tout sera fini, je vous renverrai vos hommes, Zéserkérasomb. Leur bravoure et la vôtre ne resteront pas sans récompense.

Ils se levèrent et se dispersèrent tous rapidement, après s’être inclinés pour prendre congé.

Au milieu de la nuit glaciale du désert, Menkh vint la réveiller et ils s’apprêtèrent à entamer cette ultime marche. Les hommes étaient placés en formation de combat et les officiers s’affairaient à prodiguer instructions et encouragements. Les tentes furent démontées rapidement et on effaça les traces du campement.

Hatchepsout prit congé de Zéserkérasomb hors des murs de la garnison.

— Connaissiez-vous mon frère Wadjmose ? dit-elle. (Elle en parlait, inconsciemment, comme s’il était mort)

Il lui répondit d’une voix grave :

— Je le rencontrais très souvent. C’était un homme remarquable et un officier très apprécié et très valeureux.

— Dites-moi la vérité, Zéserkérasomb. A-t-il été dépassé par la puissance de l’ennemi ?

Il se tut un long moment, puis secoua la tête et dit de mauvaise grâce :

— Non. Wadjmose aurait facilement tenu la garnison pendant plusieurs semaines, jusqu’à ce que les hommes privés de ravitaillement meurent de faim. Mais ce n’est pas de ce genre de défaite que j’ai entendu parler. Mes renseignements affirment que la garnison a été incendiée et que les hommes se sont fait massacrer pendant qu’ils cherchaient encore leurs armes.

— Quelqu’un aura ouvert les portes ?

— Je pense que oui !

— Les misérables ! siffla-t-elle à voix basse, sur un ton venimeux. Je les retrouverai et, à ce moment-là, ils souhaiteront n’être jamais nés. Je ferai déchirer leurs corps et je les jetterai aux chacals. Je ferai disparaître jusqu’à leurs noms, afin que les dieux ne les retrouvent jamais !

Elle prit place derrière Menkh et son messager lui tendit son arc et sa lance.

— Adieu ! Zéserkérasomb, et ne craignez pas que les dieux vous oublient, valeureux serviteur de l’Égypte.

Menkh fit claquer les rênes. La trace de l’ennemi était facile à suivre. De toute évidence, les Nubiens tentaient de faire un large détour et de traverser la frontière plus au sud. Le désert s’étalait calme et tranquille, sous un ciel sans lune illuminé d’étoiles. À l’aube, Menkh pointa son fouet vers un nuage qui s’élevait à l’horizon :

— Ce sont eux. Voyez la poussière qu’ils soulèvent. On les cueillera avant que le jour ne soit complètement levé.

Hatchepsout approuva d’un signe de tête et la troupe accéléra le pas. Le soleil s’annonçait à présent et le nuage se faisait de plus en plus proche. Les ordres commencèrent à fuser de toutes parts. Les troupes d’assaut la dépassèrent, suivies par les chars. Les Braves du Roi se regroupèrent autour d’elle, Néhési en tête. Derrière elle, l’infanterie se déployait. L’exaltation des hommes la gagna soudain. On distinguait à présent l’arrière-garde des Kouchites en mouvement. Néhési, le bras levé, ordonna de sonner les cors. Les troupes d’assaut, lances baissées, s’élancèrent au pas de course. Les Nubiens comprirent soudain qu’ils étaient poursuivis et commencèrent à se débander. Hatchepsout vit des vagues d’archers sillonner leurs rangs et les encercler, d’une main tremblante elle choisit une flèche et banda son arc.

Menkh fit claquer son fouet et les chevaux partirent au galop, tandis qu’une clameur s’élevait dans les rangs des Nubiens. Menkh était plié en deux et le sable projeté par les sabots des chevaux lui cinglait le visage. Hatchepsout voyait les autres chars filer droit sur l’ennemi. Ses poignets et ses genoux devenaient douloureux dans son effort pour garder l’équilibre, son arc toujours bandé. Tout à coup, les rangs réguliers des Égyptiens se défirent, les chars se perdirent au milieu d’une marée de corps bruns où émergeaient les casques blancs, jaunes et bleus des conducteurs et des lanciers. Elle vit un homme brandissant une hache. Son bras cessa de trembler et, de sa main gantée de cuir, elle tira froidement. L’homme tomba en hurlant dans le sable et elle ajusta une autre flèche.

Il y avait de quoi devenir sourd dans cette cacophonie ; les chevaux étaient immobilisés sous la pression des corps hurlants et haletants, et Menkh tentait désespérément de se frayer un passage tandis qu’Hatchepsout bandait à nouveau son arc. Une pluie de flèches s’abattit soudain sur le char et elle se baissa pour prendre sa lance. Soudain, elle vit Néhési bondir de son char et un autre officier le remplacer. En un clin d’œil il était derrière elle, la hache levée pour protéger ses arrières, alors qu’elle brandissait son propre javelot.

« Je n’en peux plus », se dit-elle épouvantée, l’exaltation première passée.

Elle regardait alentour, prise de panique. Elle aurait voulu hurler et prendre la fuite. Au-dessous d’elle une tête apparut, haletante, et deux mains ensanglantées s’agrippèrent aux rebords de son char. Elle se ressaisit, leva sa lance et la planta profondément dans la gorge découverte.

Menkh insultait les chevaux, les injuriant dans un langage peu châtié et les Braves du Roi, voyant leur commandant se mettre en mouvement, reformèrent les rangs et se mirent à le suivre.

— Restez où vous êtes et battez-vous, leur cria Hatchepsout. C’est un ordre !

Elle les perdit de vue dans la poussière de sable. Le char fonçait dans les rangs qui s’amenuisaient et, lorsqu’ils se trouvèrent à l’écart, Menkh ralentit l’allure.

— Que faites-vous ? hurla-t-elle, furieuse.

Il secoua la tête, lâchant les rênes d’une main pour s’essuyer le front et sourit devant le spectacle qu’offrait la reine ruisselante de transpiration, le visage souillé de sang et de khôl.

— Majesté, le général Néhési m’a ordonné, lorsque vous auriez perdu votre lance et ne pourriez plus utiliser votre arc, de vous conduire immédiatement à l’écart du champ de bataille, sous peine de mort. C’est ce que j’ai fait.

Elle lui sourit :

— Néhési agit sagement en cherchant à préserver la fleur de l’Égypte, dit-elle, et, devant son expression, elle éclata de rire. Je sais que je n’ai jamais si peu ressemblé à une fleur.

— Vous ressemblez à ce que vous êtes, Majesté, répondit-il, au commandant des Braves du Roi.

Il vit son visage s’éclairer et ils constatèrent soudain que le soleil était plus haut dans le ciel.

— Nous ne pouvons rester plantés là à ne rien faire, tandis que les hommes meurent, dit-elle. Conduisez-moi à l’orée de la bataille. J’ai encore beaucoup de flèches, Menkh, et j’entends les utiliser toutes. Ainsi, vous obéirez simultanément à Néhési et à votre reine puisque nous resterons éloignés du cœur des combats.

Il reprit les rênes et se mit à décrire un large cercle pour se rapprocher des autres chars lancés à la poursuite des Nubiens qui tentaient de fuir. Néhési aperçut la couronne en forme de cobra au-dessus de la forêt de têtes. Parfois les hommes lançaient des acclamations à son passage, mais la plupart du temps, ils ne la voyaient même pas. Les Nubiens, acculés, rassemblaient leurs dernières forces et se battaient avec furie, avec leurs dents et leurs mains nues, leurs armes brisées gisant dans la poussière. Hatchepsout en visa plusieurs et un bon nombre d’entre eux tombèrent sous le coup de ses flèches à la pointe dorée.

Plus tard, tandis que le soleil commençait à descendre, ils ralentirent l’allure. Hatchepsout tira une dernière flèche et déposa son arc, comme assommée, les os rompus et tremblant de tous ses membres. Pourtant, elle se força à demeurer debout, s’agrippant au prix d’un effort considérable aux rebords de son char. Autour d’elle régnait la désolation et la mort. Le sol était jonché de cadavres parfois amoncelés. Çà et là, de petites escarmouches se poursuivaient. Ailleurs, des soldats égyptiens épuisés et maculés de sang se regroupaient autour de leurs drapeaux et de leurs officiers. Le sang souillait aussi le sable en petites mares ou en longues taches brunes. Elle dépassa un officier et deux soldats qui passaient parmi les Nubiens blessés et leur tranchaient méthodiquement la gorge d’un coup bref. Elle détourna la tête et s’entendit hurler qu’il était temps de partir. Elle souhaitait ardemment que Touthmôsis fût présent en ce moment pour qu’il comprenne les réalités de la guerre, tout en pensant à la douceur de son corps et à ses manières efféminées.

Elle finit par retrouver Néhési en compagnie de Pen-Nekheb, d’Hapousenb et d’autres officiers aux pieds desquels gisaient plusieurs hommes à la peau sombre que, de prime abord, elle crut morts. Les officiers s’inclinèrent, sans oser croiser leur regard avec celui de la vengeresse fille d’Amon qui se campa en face d’eux, en esquissant un sourire malgré son épuisement.

— Ainsi, la victoire nous appartient, dit-elle. Vous avez vaillamment combattu, et je ferai ériger en ces lieux un monument commémorant votre bravoure.

Soudain, l’un des hommes noirs frémit dans le sable et elle recula d’un pas.

— Qui sont ces hommes ? demanda-t-elle.

Hapousenb, épuisé lui aussi, lui répondit sur le ton calme et apaisant qui lui était habituel, en dépit de la flèche qu’il avait reçue dans le bras au cours de la bataille :

— S’ils n’étaient pas nus, vous sauriez, Majesté, que ce sont les princes de Kouch.

Un intérêt nouveau et une colère croissante l’animèrent soudain. Elle baissa les yeux sur les corps luisants et les têtes rasées.

— Debout, cria-t-elle, en donnant un coup de pied à l’homme le plus proche.

Ils se relevèrent aussitôt, le regard abattu.

— Imbéciles, siffla-t-elle. Triples fous, vos pères maudits et leurs propres pères ont péri sous les coups des soldats de l’Égypte. Ne vous a-t-on jamais inculqué la sagesse ? Ne pensez-vous ni à vos femmes ni à vos enfants ? Les destinez-vous seulement à grossir les rangs de nos ennemis et à nourrir les chacals ? L’Égypte vous apporte la sécurité. L’Égypte vous apporte paix et protection. Et pour aboutir à quoi ? (Elle cracha au visage d’un des chefs qui s’abstint du moindre mouvement et laissa le crachat dégouliner le long de sa joue.) Pour que vous puissiez détruire, brûler, piller, espèces d’ordures !

Elle fit volte-face vers ses généraux :

— Rassemblez les troupes. Avant de vous mettre en quête d’un campement pour la nuit, emmenez ces hommes, tranchez-leur publiquement la tête et plantez-la sur des piques, car je veux que le peuple de Kouch tout entier sache ce qu’il en coûte de défier la puissante Égypte. Gardez-en un que nous ramènerons à Assouan pour le Sacrifier à Amon et ce sera pour lui une mort plus convenable que celle qu’il mérite.

Elle laissa échapper un grognement et s’agita nerveusement. Hapousenb se précipita vers elle :

— Allez vous reposer. Majesté, lui dit-il doucement. Vous vous êtes montrée digne de vos ancêtres aujourd’hui au combat Permettez à Menkh de vous conduire dans un endroit où vous pourrez dormir.

Comme il parlait, elle passa une main tremblante sur ses yeux et ses épaules s’affaissèrent.

— Je suis épuisée, admit-elle enfin. Mais je ne puis encore aller me reposer. Dites-moi, Hapousenb, combien de vos hommes sont-ils tombés ?

— Nous ne le savons pas. Le décompte n’est pas encore fait, répondit-il. Un petit nombre seulement, d’après mes estimations.

— Qu’avez-vous appris concernant les traîtres ? Avez-vous constaté la présence d’Égyptiens parmi les rebelles ?

— Ça non plus, nous ne le savons pas encore. (En une enjambée, il s’approcha de l’un des chefs :) Parle à présent, dit-il, sur un ton calme mais cependant menaçant. Ce faisant, tu pourrais allonger ta vie de quelques jours et mourir d’une bonne mort devant le dieu. Comment la garnison est-elle tombée ?

L’homme le regarda, renfrogné, et demeura silencieux, l’air agressif. D’un coup de poing Hapousenb l’envoya au sol, assommé, le sang lui coulant de la bouche et du nez.

— Relevez-le, dit Hapousenb tranquillement.

Des mains se précipitèrent pour remettre sur ses pieds le prisonnier qui se tint debout, vacillant, en s’essuyant le nez de ses doigts bruns et sales.

— Je te pose à nouveau la question : qu’est-il arrivé à la garnison ?

Hapousenb fit à nouveau un pas en avant et l’homme faiblit :

— Je vais vous le dire et, puisque je dois mourir, je vous dirai aussi que j’ai pris un grand plaisir à trancher la gorge de vos soldats. Mon peuple est las de procurer des richesses à l’Égypte, une année après l’autre. Sachez que vous nous battez aujourd’hui, que vous nous battrez demain et l’année prochaine et l’année suivante, mais sachez aussi que nous ne cesserons jamais de lutter contre vous.

Néhési broncha, mais Hatchepsout fit un mouvement de la main et il se calma, ses yeux foudroyant le Nubien.

— La garnison, espèce d’idiot, rugit-elle.

L’homme dodelinait de la tête. Ses compagnons demeuraient immobiles, dans cet état d’apathie qui précède une mort imminente.

— Un officier nous a ouvert la porte, un sympathisant de longue date dont le frère a été mis à mort par le pharaon, il y a longtemps. Le reste fut facile.

— Son nom ? hurla Hatchepsout, hors d’elle.

— Je ne connais pas son nom. Personne ne le connaissait. Le commandant l’a tué sur le pas de la porte.

— Que sais-tu du commandant Wadjmose ?

— Il est tombé, lui aussi ; il git quelque part à l’intérieur du fort.

Ils gardaient tous le silence, puis Hatchepsout se détourna :

— Il est heureux que mon père n’ait pas vécu pour connaître une telle journée, dit-elle en reprenant place sur le char derrière Menkh. Néhési, rendez-vous à la garnison avec vos hommes et ramenez le corps de mon frère, si vous le trouvez. Il recevra la plus grande des tombes et des funérailles dignes du prince qu’il était. Hapousenb, apportez-moi la liste des morts et des blessés. Menkh, plantez pour moi une tente éloignée de cet endroit pestilentiel.

Elle s’effondra sur le plancher du char, en laissant dodeliner sa tête, pendant que Menkh emmenait les chevaux et établissait un campement à proximité du convoi d’approvisionnement.

 

Néhési et la moitié des Braves du Roi partirent le lendemain matin pour effectuer leur quête macabre. Le reste de l’armée attendit leur retour en empilant les cadavres nubiens avant de les brûler. Quant aux Égyptiens, ils furent sommairement embaumés et inhumés dans le sable. Ensuite, Hatchepsout se rendit à la tente des blessés et passa en revue tous les hommes, l’un après l’autre, apportant à chacun un mot de réconfort. Puis elle se rendit dans la tente de Néhési. Les événements de la campagne s’étaient déjà presque effacés de sa mémoire, et elle éprouvait le sentiment d’avoir fait son devoir. Elle savait qu’elle ne retournerait jamais à la guerre et qu’elle n’aurait plus jamais besoin de prouver par ses actes ou ses paroles qu’elle était digne de la double couronne. Elle assista néanmoins, impassible, à l’exécution des Nubiens, qui se rendirent à la mort dans le même lourd silence que le jour précédent.

Néhési revint au soir du troisième jour, rapportant le cadavre méconnaissable de son frère. Hatchepsout, horrifiée par le spectacle, ordonna qu’on l’enterre dans le sable.

Au matin, alors qu’on s’apprêtait pour le retour, Hatchepsout se sentit envahie de réticence. Par de nombreux côtés, l’expérience de la vie militaire, de la liberté, des voyages, du plaisir des campements lui convenait. Elle dut s’avouer à elle-même que la perspective de retrouver Touthmôsis la préoccupait. Lorsque le camp se mit en mouvement, elle se leva avec l’envie de prendre un bain dans le fleuve. Le nombre des blessés à transporter était suffisant pour ralentir la marche, et un air de vacances planait dans l’air.

Hapousenb et Pen-Nekheb se retiraient chaque nuit pour dicter au scribe les événements de la campagne.

Un soir, Hatchepsout s’approcha de Néhési et lui demanda si une femme l’attendait à Thèbes. Son visage s’éclaira de surprise :

— Ni femme ni concubine, Majesté. Mes seules amours sont pour l’Égypte, l’armée et mes loisirs. Je lis et je pense beaucoup.

Surprise, Hatchepsout répondit :

— Un soldat capable de lire, c’est tout à fait singulier.

— En effet. C’est ma mère qui s’est chargée de mon éducation. J’ai lu les écrits de votre père sur la guerre et ceux de vos ancêtres, mais je ne pense pas avoir désormais beaucoup de temps à consacrer à la lecture.

— Pourquoi donc ? Vous pensez peut-être que j’ai pris goût à la guerre et que je vais vous entraîner sans cesse dans de nouvelles campagnes ?

Elle rit en le regardant et il lui répondit dans un sourire :

— Peut-être. Je suis fier d’être général sous vos ordres.

Elle secoua la tête, l’air tout décidé :

— La guerre, sauf si elle est défensive ou s’il s’agit d’un simple incident frontalier comme c’est le cas à présent, est un pur et simple gaspillage. Je veux que mon peuple vive dans la paix et la sécurité. Mais vous avez raison de penser que vous aurez désormais peu de temps à consacrer à des activités personnelles, car je nourris le projet de vous nommer Garde du Sceau royal.

Il la regarda calmement :

— Le grade de général me suffit, Majesté, commença-t-il.

Elle lui coupa la parole :

— Ce n’est pas assez. Je veux un homme fort à mes côtés, un homme auquel on ne puisse arracher le Sceau royal que par la force. Le pharaon n’a que faire du sceau, mais moi j’en ai besoin. Accepterez-vous de le porter à votre ceinture et de m’accompagner partout, Néhési ? Je puis vous relever de vos fonctions de général et je pense que je vous confierai aussi le commandement de l’Escorte de Sa Majesté ; vous ferez un garde du corps idéal.

— Je suis un homme rude qui n’a pas l’habitude d’évoluer dans les hautes sphères, répondit-il avec un sourire légèrement sarcastique, mais je ne veux rien d’autre que vous servir, vous et le pharaon. Vous êtes le dieu, car seul le dieu peut animer le corps d’une femme et combattre comme vous l’avez fait. Tous les hommes le savent. Vous m’accordez un grand privilège.

— J’espère que vous n’avez pas parlé à la légère, Néhési, et dans l’avenir, n’oubliez pas les mots que vous venez de prononcer. Je pourrais encore avoir besoin du secours de votre bras.

Il inclina la tête en signe d’acceptation silencieuse de la confiance qu’elle venait de lui manifester. Lorsqu’il fut sorti, la certitude qu’elle éprouva d’avoir pris une bonne décision la rasséréna.

Ils atteignirent le fleuve et elle put enfin se baigner. Mais ils ne s’attardèrent pas, car Assouan se trouvait à une journée de marche seulement et les messagers devaient y avoir déjà annoncé la victoire. Hatchepsout ouvrit son nécessaire de voyage en ivoire et en sortit sa perruque, sa couronne et ses bracelets d’or. Le cortège se forma et elle prit place à l’avant de son char étincelant, précédée par les porteurs d’étendard.

Ils défilèrent lentement dans Assouan, au milieu de la foule en délire qui leur lançait des fleurs et offrait aux soldats du vin et des mets sucrés. Touthmôsis les attendait aux portes du palais, assis sur son trône dans le plus grand apparat. Hatchepsout le salua et prit place à ses côtés, pendant que les généraux défilaient devant eux et baisaient ses pieds peints avant de recevoir leurs récompenses.

Le chef nubien, étroitement lié avec les rênes d’un cheval tué, vint en dernier, titubant d’épuisement. Tout au long du chemin, les soldats l’avaient harcelé du bout de leurs fouets et son dos strié était sanguinolent et couvert de mouches. Néhési le conduisit devant le pharaon et le poussa avec rudesse sur le sol, où il tomba visage contre terre. Touthmôsis leva le pied et le posa sur son cou, et la foule rugit son approbation.

Pen-Nekheb relata les événements des semaines écoulées dans le silence général ; Touthmôsis ponctuait le récit de sourires et de mouvements d’enthousiasme. Lorsque le vieil homme eut terminé, le pharaon brandit la crosse et le fléau étincelants en un geste de victoire.

— Qu’ainsi périssent tous les ennemis de l’Égypte, cria-t-il. Vous savez tous, sans doute, comment mon frère, le noble Wadjmose, a péri et comment il a été vengé. Il est temps à présent de remercier Amon et de porter ce sacrifice à son temple de Thèbes pour qu’il sache que sa confiance n’a pas été déployée en vain.

On remit le Nubien sur ses pieds et on l’emmena. Touthmôsis et Hatchepsout se rendirent dans la salle des banquets où l’on avait préparé une fête à leur intention et à celle de tous les officiers.

— Est-ce que ce fut très dur ? demanda-t-il sur un ton hésitant.

Elle lui sourit d’un air indulgent.

— Ce fut à la fois très dur et très bien, répondit-elle. Je suis plus que désolée pour ce qui est arrivé à Wadjmose, mais extrêmement heureuse de mieux connaître mes officiers.

Il ne faisait pas allusion à cela et elle le savait, mais elle s’obstinait à le taquiner, tout en lui souriant d’un air énigmatique propre à le rendre furieux.

Elle est impossible, pensait-il. Pendant son absence, il l’avait imaginée revenant brisée, en larmes et en quête de réconfort ; or, elle rentrait aussi bien portante et radieuse qu’une jeune gazelle et elle avait à peu près autant besoin de lui que des pierres du temple. Entre les plats, elle interpellait les hommes qui lui adressaient en retour des boutades pleines de respect mêlé d’affection. Il avait commandé trois groupes de musiciens pour la divertir et quatre pleines charretées de fleurs de lotus étaient arrivées de Thèbes pour flatter son odorat, mais elle ne pensait pas à le remercier de toutes ces attentions. Il était décidé à en finir avec elle et à l’abandonner à son palais et à ses gouverneurs pour ne la rencontrer que dans les grandes circonstances. Mais devant ses yeux rayonnants, sa grâce naturelle, ses mains parfaites, il comprit qu’il l’aimait ardemment.

Elle se tourna vers lui, lui prit la main et lui sourit en le regardant dans les yeux :

— C’est bon d’être ici, dit-elle. À présent, je sais ce que c’est que de revenir de la guerre et de rentrer chez soi.

— Tant mieux, répondit-il d’un air gêné. Tu m’as manqué, Hatchepsout.

— Tu m’as manqué aussi, répondit-elle légèrement. Mais qu’est cela ?

Un homme venait d’entrer, vêtu d’un simple pagne, et s’inclinait devant eux, un tambour à la main. Une femme lui emboîtait le pas et en la voyant, Touthmôsis eut un sourire de satisfaction. Tandis qu’elle se prosternait devant eux, il glissa à Hatchepsout :

— C’est Aset, ma nouvelle danseuse. Elle travaille ici dans la maison du gouverneur, mais je pense la ramener à Thèbes et la mettre dans mon harem. Elle me plaît beaucoup.

— Toujours l’œil sur les jolies femmes, le réprimanda-t-elle en riant.

Elle posa son regard sur la femme qui se relevait d’un mouvement souple. Elle était grande, avec de longs membres fuselés, les hanches étroites, la taille fine, les seins petits et haut placés. Son opulente chevelure noire lui couvrait les reins. Elle ne ressemblait en rien aux servantes voluptueuses et frétillantes que Touthmôsis aimait à mettre dans son lit. Le batteur s’assit en tailleur, son tambour entre les genoux. Il commença sur un rythme lent, la femme leva les bras, se dressa sur la pointe des pieds et tourna le visage vers Hatchepsout qui fut déçue par les lèvres trop minces et les yeux trop rapprochés. Un instant leurs regards s’affrontèrent, puis le rythme s’accéléra et tous les hommes se turent, les yeux rivés sur le ventre plat et lisse et sur les seins dressés. Hatchepsout regardait, soudain dégrisée. Une flamme prometteuse brûlait dans le regard de la jeune femme et Touthmôsis la contemplait comme ensorcelé, le souffle court, en la dévorant de ses yeux avides.

« Pourquoi me dérange-t-elle ? se demanda Hatchepsout. Ce n’est pas la première fois que Touthmôsis se laisse séduire pour un certain temps par une jolie danseuse. »

À la fin de la danse, lorsque les applaudissements retentirent, c’est une main glacée qu’elle posa sur le bras de Touthmôsis.

— Qu’en penses-tu ? lui demanda-t-il avec impatience, les joues en feu, le regard brillant. N’est-ce pas extraordinaire ?

Hatchepsout le regarda, d’un air tendre :

— Elle n’est pas aussi belle que moi, dit-elle tranquillement. Mais elle a un certain charme pour une petite danseuse.

— Eh bien ! Elle me plait, répondit Touthmôsis en colère, et je compte la ramener à Thèbes avec moi.

— Je n’ai pas dit qu’elle ne me plaisait pas, mais je la trouve un peu froide, malgré le feu qui couve en elle. Quoi qu’il en soit, prends-la ; si elle fait ton bonheur.

Il fut surpris de la voir accepter Aset aussi vite. Il s’était attendu à ce que sa sœur montre quelques signes de jalousie, mais elle continuait à boire son vin et à arborer un sourire agaçant. Il se leva d’un bond. Aset attendait la permission de se retirer.

— Vous partez déjà, Touthmôsis ? lui demanda Hatchepsout, en prenant un morceau de melon. Ne viendrez-vous pas me rendre visite cette nuit dans mes appartements ?

— Non, je ne viendrai pas ! Enfin, je ne sais pas, Hatchepsout. Peut-être. Enfin, oui, je viendrai si vous m’y invitez.

Il se pencha vers elle et fit le geste de la prendre dans ses bras, et tout sourire s’évanouit sur le visage d’Aset. Touthmôsis lui lança un bijou. Elle sortit avec tous les signes du plus grand respect, mais Hatchepsout lui trouva quelque chose d’effronté. « Je crois qu’elle est dangereuse », se dit-elle, sans savoir pourquoi. Le bras de Touthmôsis lui entourait toujours la taille et elle se sentit soudain avide de ce corps, envahie par une brusque explosion de sensualité. Elle s’appuya lourdement contre lui, en attendant qu’il ait fini de boire son vin.

— Partons, lui murmura-t-elle dans l’oreille. Je suis malade de désir de toi.

Surpris, il se leva.

— Continuez à manger, à boire et à vous réjouir, cria-t-il à l’assemblée.

Alors qu’ils se prosternaient, il se sentit poussé vers la sortie par cette femme qui lui murmurait des mots enflammés en l’entraînant dans le jardin sous le couvert d’un épais bouquet d’arbustes. Il la prit vite, presque brutalement, à la manière dont un soldat possède une esclave capturée et ils demeurèrent allongés, haletants, tandis que leur parvenait dans l’air de la nuit la musique de la fête.

 

Ils regagnèrent Thèbes en deux jours sur leurs litières. À leur arrivée, la ville leur réserva un accueil triomphal. Avant de se rendre au palais, ils allèrent rendre hommage à Amon. Tandis qu’elle avançait avec Touthmôsis au milieu de la forêt de colonnes du temple que son père avait édifié, Hatchepsout aperçut Senmout, en compagnie de Bénya et d’Ouser-Amon, dont les yeux brillaient d’une grande joie et elle lui rendit son sourire. Ils prirent place sur leurs trônes devant le dieu couvert d’or, le Nubien affalé sur le sol à leurs pieds. La sauvage cérémonie qui suivit fut brève : Ménéna lui fit sauter la cervelle à coups de massue. Un tel sacrifice n’avait pas été offert au dieu depuis longtemps. Touthmôsis semblait franchement mal à l’aise, tandis qu’Hatchepsout et les généraux regardaient impassibles, l’esprit absorbé par la mort de Wadjmose et par les tombes fraîches piétinées en ce moment même par les chacals du désert.